oisième Rive
Established ComfortIl était une bête sauvage, dangereuse et imprévisible, capable de tout ravager sur son passage. D’une puissance impressionnante, d’une largeur jusqu’à plusieurs kilomètres avec des méandres infinis serpentant sur toute la vallée, il était craint, respecté et empreint d’une aura mystique. A l’époque de la batellerie jusqu’au milieu du XIXe siècle (avant l’apparition de la vapeur) les mariniers du Rhône s’en remettaient à son humeur changeante pour le transport périlleux des marchandises dans la vallée. Descente (appelée « décize ») mais également remontée du fleuve dans des embarcations halées par des chevaux. Des croix religieuses étaient réalisées par les mariniers avec le bois ramassé sur les rives du fleuve, ornées des instruments de la passion du Christ et étaient dressées à la proue des barques pour protéger les équipages du convoi.
Si c’est un des fleuves les plus puissants d’Europe, il a été lourdement aménagé depuis le XIXe. La violence des mutations qu’il a dû subir font du Rhône un fleuve meurtri ; tour à tour endigué, façonné, corrigé, corseté pour dompter sa nature imprévisible, accroitre le confort des Hommes et permettre le développement des villes dans son sillage. Court-circuité pour créer un canal artificiel parallèle exploité par des barrages, le « Vieux-Rhône » ne conserve aujourd’hui qu’un débit réservé faible.
Jusque-là largement étouffé, il porte pourtant aujourd’hui des enjeux environnementaux au travers d’un ambitieux projet de restauration en cours avec la réouverture de bras secondaires et la réhabilitation de ses lônes.
Au regard des aménagements construits au fil des décennies (casiers, digues, barrages, canaux, dévoiements) pour le rendre navigable et source d’énergie, l’empreinte utilitariste est encore profonde dans le paysage et les cicatrices persistantes. Le fleuve autrefois riche, vivant et dynamique est devenu une sorte de canal d’évacuation des eaux, domestiqué et navigable. Près d’une vingtaine d’usines hydroélectriques exploitent sa puissance par le biais de nombreux barrages et les quatre centrales nucléaires qui le bordent y rejettent leurs eaux de refroidissement, bousculant l’équilibre du milieu aquatique. Comme indices de cette exploitation, témoignent les nombreuses architectures et dispositifs utilitaires qui se sont greffés insidieusement jusqu’à parfois ne faire qu’un avec le paysage. En marge, de nombreuses zones interstitielles aujourd’hui sans fonction et délaissées interrogent.
Témoin de la fonctionnalisation du paysage, mis au service de la nation, le Rhône est un miroir de la transformation du territoire. Cette série propose un parcours d’errance parmi les abords, les lieux interstitiels d’un cours d’eau, explorant les symboles et les questions soulevés par l’entrelacement de la vie d’un fleuve avec l’habitat de l’Homme. Ces images semblent poser les bases d’un théâtre, un théâtre muet, dont la présence humaine n’est matérialisée que par des traces et où la temporalité questionne. Un théâtre où chaque scène suggèrerait les éléments d’une nouvelle histoire, les prémices d’un récit, l’ébauche d’un nouveau chapitre faisant émerger de ces lieux contraints une nouvelle forme de naturalité.